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Découvertes

Avec #balancetonporc, Twitter est-il devenu un tribunal populaire écartelé entre parole libérée et spectre de la diffamation ?

Internet, un moyen de se défendre face aux dominants ? Suite au scandale Weinstein, le hashtag #balancetonporc a généré de nombreux témoignages de harcèlement sexuel. Entre parole libérée et crainte de diffamation, on fait le point.

Composite Mashable FR ; Photo Bloomberg / Getty Images
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Des noms "jetés en pâture" – comme le veut l'expression. Mais aussi, de nombreux témoignages ne citant pas nommément les personnes aux comportements incriminés. Pour quelques identités balancées – celle d'Éric Brion, ancien patron d'Equidia qui a porté plainte pour diffamation à l'encontre de Sandra Muller suite à la publication de son tweet l'accusant de propos graveleux ou encore celle de Jean Lassalle –, la grande majorité des tweets taisent le nom des harceleurs présumés.

VOIR AUSSI : Pourquoi il est indécent d'exiger des femmes qui témoignent avec #balancetonporc qu'elles portent plainte

Car depuis bientôt une semaine, une onde de choc secoue les réseaux sociaux français – mais pas que. Témoignages de harcèlement sexuel et dénonciation d'agissements sexistes ont déferlé sur Twitter mais aussi Facebook, à la faveur de l'appel lancé sous forme de hashtag : #balancetonporc. 

Qu'en penser ? D'un côté, la tornade de prises de paroles de femmes préfigure une (nécessaire) prise de conscience collective. Car ces agissements décriés – au mieux, des propos déplacés ; au pire, des agressions sexuelles – sont si partie intégrante de la vie des femmes qu'ils sont tristement devenus une norme qu'il est grand temps d'anéantir. De l'autre, certains craignent qu'au jeu du "balançons des noms" on égratigne au passage le principe de présomption d'innocence. Les réseaux sociaux doivent-ils devenir des tribunaux de la démocratie Internet ? Doit-on encourager les victimes et internautes à se saisir de ces outils de communication contemporaine quand la justice et les personnels de santé échouent parfois à leur mission de protection des citoyens ?

Les réseaux sociaux, antichambre aussi publique que privée

Pour comprendre où le débat se situe, tentons une métaphore. Imaginez que Twitter est un lieu de réunion où l'on peut croiser ses pairs. Tenez, à l'instar d'une salle des profs, par exemple. Vous êtes une institutrice qui subit un harcèlement sexuel de la part du directeur de l'établissement scolaire. Entre deux cours, vous vous reposez dans cette pièce où vous croisez vos collègues. L'heure est à la confidence, vous parlez des difficultés que vous rencontrez avec tel ou tel élève, d'un problème de planning avec l'administration… et au passage, vous évoquez le comportement douteux de votre supérieur hiérarchique. C'est une bonne chose, parce qu'en discutant avec d'autres femmes, vous réalisez que vous n'êtes pas la seule à vous faire toucher les fesses sans consentement. Vous comprenez aussi que vous avez raison de trouver cela inacceptable. Une solidarité se met en place et ensemble, vous discutez de solutions pour vous défendre. De ce point de vue, Twitter est similaire. En tant que plateforme dont chacun se saisit pour raconter du vécu, le réseau social est aussi un outil de mutualisation de témoignages et donc un levier de prise de conscience : votre cas n'est pas isolé et il faut changer les choses.

Twitter donne la parole à ceux qui ne peuvent pas l'avoir ailleurs

Maintenant, revenons-en à la salle des profs. C'est une pièce fermée, n'est-ce pas ? Un endroit clos par des murs, un lieu dont on peut fermer la porte, un espace dans lequel il est possible de chuchoter ? Cette fois, ce n'est pas le cas de Twitter ; car à l'inverse, Twitter est une place publique, comme le centre d'un village un jour de marché. La parole appartient à tout le monde et tous les villageois parlent avec un mégaphone. Pour s'entendre, tout le monde crie.

Ni totalement publiques, ni complètement privés, les réseaux sociaux sont devenus des médias à part entière. En donnant la parole à une forme de plèbe Internet, ils octroient une opportunité d'empowerment absolument passionnante, et qui n'a pas habituellement droit de cité dans les instances de domination classiques. Mais en inventant de nouvelles façons de communiquer, et la possibilité de s'attaquer à quelqu'un ad hominem, ils posent aussi de nouvelles questions de déontologie. 

David contre Goliath

On l'a vu avec l'affaire Weinstein : face au pouvoir et à l'influence du producteur américain, la loi du silence s'est longtemps imposée. Le nombre d'actrices a priori harcelées par le roi d'Hollywood semble inversement proportionnel aux occasions qui se sont réellement présentées de briser l'omerta ces dernières années. Il est parfois difficile de changer les choses "de l'intérieur". Censure ou autocensure, refus de remettre en question un système dominant, peur des conséquences : même quand elle s'exprime, la parole des victimes n'est pas toujours entendue. C'est le cas de bon nombre des femmes qui ont témoigné avec le hashtag #balancetonporc. Dépôt de plainte refusé, parole bafouée, absence d'aide de la part des proches, zone grise des textes de loi : si la société ne reconnaît pas que les comportements qu'elle a subis sont condamnables, comment peut-elle aller mieux ? En ce sens, Internet est un incomparable moyen de répondre à ce vide.

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Même sans nommer explicitement les agresseurs, les témoignages de harcèlement sexuel sont utiles pour démontrer la récurrence du phénomène. En gardant aussi en tête que Twitter opère nécessairement comme un miroir grossissant des CSP+ (les accusations concernent souvent le monde des médias et de la politique) puisque certaines catégories sociales, pourtant non-exemptées de harcèlement sexuel, sont peu représentées.

L'intérêt du débat généré aujourd'hui par le hashtag #balancetonporc, c'est l'examen de conscience qu'il créé autour d'agissements non repréhensibles par la loi (harcèlement de rue, propos grossiers, etc.) mais pourtant moralement condamnables. Au sujet du harcèlement de rue par exemple, la chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa souhaite mettre en place des verbalisations. Pour l'heure, 93 % des plaintes pour harcèlement sexuel sont classées. En effet, elles dépassent rarement le parquet, en raison de la difficulté à caractériser l'infraction. Mais nous sommes peut-être à l'aube d'une véritable prise en compte de ces comportements dégradants par la justice, et cela, grâce aux réseaux sociaux.

Lorsque dans un témoignage donné le nom du harceleur présumé est tu, l'accent est mis sur le reproche général fait à la société patriarcale : un manque de respect envers les femmes pointé du doigt, qui permet de se demander collectivement ce que l'on peut faire pour y remédier. Que se passe-t-il en revanche lorsque des noms sont révélés, sur le mode du doxing qui avait déjà fait parler de lui à l'occasion des "chasses aux racistes" observées sur la Toile à la suite des manifestations de l'extrême-droite à Charlottesville, aux États-Unis ?

Rares sont les allégations abusives

Nommer une personnalité publique, c'est parfois le seul moyen de faire pression sur elle. Quand la justice ne rend pas (ou pas assez rapidement) justice aux victimes, on comprend aisément pourquoi elles cherchent à la court-circuiter. C'est la mission que s'est notamment donné SaferBlueBird, qui réunit une dizaine de femmes qui se sont rassemblées pour lutter contre le cyberharcèlement. Sur son compte Twitter, le collectif s'est spécialisé dans le "partage de comptes problématiques à signaler en masse" afin de faciliter le fait d'alpaguer Twitter sur les comptes problématiques. C'est ainsi que SaferBlueBird fait le tri dans les plaintes reçues et diffuse le nom du compte à bannir lorsque les témoignages se recoupent.

"La prise de parole est souvent niée aux victimes par les institutions officielles"

Mashable FR a demandé à l'association SaferBlueBird ce qu'elle pense des risques de délation abusive. Car pendant que certaines voix enjoignent les femmes qui témoignent avec #balancetonporc à donner des noms, d'autres craignent que la validation de cette pratique donne lieu à des allégations mensongères dans le seul objectif de faire tomber des têtes. "Nous pensons qu’il faut d’abord préciser qu’il existe très peu de cas de dénonciations calomnieuses. Une victime ne gagne rien d’autre en s’exprimant qu’un sentiment de justice longuement attendue, car dénoncer son agresseur peut elle-même la mettre en danger, elle ou ses proches. En dénonçant, une victime se trouve aussi exposée à d’autant plus de critiques voire de menaces de la part des soutiens de son agresseur. Cela s’est avéré dans tous les cas de cyber-harcèlement hautement médiatisés (par exemple, pour les femmes victimes de harceleurs faisant partie du mouvement GamerGate, où elles ont reçu tellement de menaces qu’elles ont dû déménager, annuler des conférences, dormir chez des amis…)", nous a répondu SaferBlueBird.

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Et de poursuivre : "Même parmi les plaintes déposées dans les préfectures de police, les cas de diffamation abusive sont très rares (la plupart des études concluent qu’il y a entre 2 et 8% de fausses accusations de viol par exemple, sachant que les chiffres prennent en compte les plaintes retirées possiblement à cause de pressions extérieures)". Pour le collectif, il est évident que "la justice et les agents qui l’opèrent sont largement du côté des agresseurs plus que des victimes (quand on voit par exemple le nombre de cas de viols recatégorisés en agressions sexuelles, les harceleurs non-condamnés…). C’est ici que les call-outs, et par extension, Safer Blue Bird, trouvent leur utilité : nous existons seulement pour permettre une prise de parole qui est d’abord niée aux victimes par les institutions officielles, ou par Twitter dans les cas de cyber-harcèlement". 

Délation ou levier de changement

En attendant, Sandra Muller, la femme par qui le scandale est arrivé, l'assure : "Les gens agissent avec du bon sens". Au micro de Europe 1, la journaliste de la Lettre de l'audiovisuel fait remarquer que la quasi-totalité des accusations sont anonymes. "Il n'y a pas de risque de délation. Sinon ça risque de tomber sur le dos de la personne. Il y a très peu de réactions négatives sur Twitter. On ne voit pas beaucoup de noms. Les gens qui agissent sont assez responsables", explique-t-elle.

Pour l'Association des victimes des femmes au travail (AVFT) qui a parlé au Point, "non, Twitter ne se transforme pas en tribunal populaire. Pour la bonne et simple raison que très peu de femmes ont cité des noms dans leurs tweets". Ce qu'il est intéressant de noter finalement, ce n'est pas le fait de livrer des noms ou pas, "ce qui est important, c'est ce nouvel espace dont elles se saisissent. Ce phénomène est le signe qu'il n'y a pas de réponse judiciaire à ces violences. Twitter permet donc à ces femmes de parler sans obstacle, sans qu'on leur oppose un silence ou une procédure judiciaire lourde, longue et difficile."

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"Twitter en particulier, et les plateformes sociales en général, ne doivent évidemment jamais, en aucun cas et sous aucun prétexte, devenir des espaces où la justice serait rendue ; mais Twitter et les plateformes sociales sont surtout et avant tout dans l'incapacité totale d'être ces espaces de délibération publique", estime le maître de conférence en sciences de l'information Olivier Ertzscheid. "La justice est publique. Il y a un rendu public de la justice. Y compris bien sûr quand celle-ci concerne des affaires privées. Ce principe du rendu public des décisions de justice est essentiel car il est la première et la seule garantie véritable d'une protection contre toute forme d'arbitraire et de loi du talion", poursuit-il.

S'il n'est pas souhaitable pour nos libertés fondamentales de légitimer la délation en ligne, il n'est pas non plus utile d'accuser Twitter d'être devenu un lieu de revanche. C'est avant tout une chose positive que l'on observe avec cette effusion de témoignages : un début de prise de conscience collective.

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