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Moyen-Orient

Désintox: le captagon n’est pas la «drogue des jihadistes»

Le captagon est une drogue à base d'amphétamines qui permet de stimuler les capacités psychiques et physiques du consommateur. Produite essentiellement au Proche-Orient, notamment au Liban et en Syrie, elle suscite les fantasmes du plus grand nombre : elle serait la «drogue des jihadistes». Pourtant, il est interdit aux jihadistes de consommer de la drogue, et il existe très peu de cas avérés de prise de stupéfiants par des terroristes. Décryptage du marché d'un stupéfiant dont on sait encore peu de choses.

En janvier et en février 2017, les douanes françaises ont intercepté à l'aéroport de Roissy, près de Paris, deux cargaisons de pilules de captagon, pour un motant total estimé de 1,5 millions d'euros
En janvier et en février 2017, les douanes françaises ont intercepté à l'aéroport de Roissy, près de Paris, deux cargaisons de pilules de captagon, pour un motant total estimé de 1,5 millions d'euros Douanes françaises
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Tout est (re)parti d’un communiqué des douanes françaises, diffusé le mardi 30 mai 2017 : « Premières saisies de captagon en France : les douaniers de Roissy interceptent près de 750 000 comprimés ». La nouvelle est abondamment reprise : pour la première fois, les autorités hexagonales ont intercepté, le 4 janvier et le 22 février 2017, des cargaisons de moules industriels en acier contenant des pilules de cette drogue cachées dans les parois, « récemment présenté[e] comme "la drogue du conflit syrien" », peut-on lire dans le communiqué.

Après l'annonce des saisies de captagon à l'aéroport de Roissy, de nombreux médias français ont qualifié ce stupéfiant de «drogue des jihadistes», à tort
Après l'annonce des saisies de captagon à l'aéroport de Roissy, de nombreux médias français ont qualifié ce stupéfiant de «drogue des jihadistes», à tort Capture d'écran Google

« La drogue du conflit syrien », que beaucoup de médias appellent ou appelaient, par déformation, « la drogue des jihadistes ». Une dénomination qui fait bondir les spécialistes du jihadisme, comme Wassim Nasr, journaliste de la chaîne télévisée France 24.

« J’ai mené des centaines d’entretiens avec des jihadistes ou leurs proches. Jamais aucun n’a fait mention de l’usage de cette drogue, ni pour lui ni pour son entourage », détaille Wassim Nasr. Selon lui, le groupe Etat islamique n’a jamais institutionnalisé ni la production ni la consommation de captagon dans ses rangs. « La consommation du captagon est complètement contradictoire avec l’idée de jihad : l’usage des drogues est réprimé, leur trafic puni de la peine de mort. Officiellement, le groupe Etat islamique interdit même la cigarette ! » L’auteur de L’Etat islamique, le fait accompli reconnaît cependant que « ça reste des humains, des exceptions existent. » Comprendre : de façon plus ou moins marginale, il se pourrait que des jihadistes consomment de la drogue.

Et quant à l’idée que des groupes jihadistes géreraient les trafics de drogue… « C’est un mythe, tranche Wassim Nasr. L’opium a été banni en Afghanistan par les talibans. Idem pour al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) et le khat au Yémen. En en prenant des territoires, le groupe Etat islamique a détruit des cultures de pavot et de chanvre. » Il semble alors difficile de pouvoir dire du captagon que c’est la « drogue des jihadistes ».

Qu’est-ce que le captagon ?

Pour comprendre les origines de la méprise, il faut expliquer ce qu’est le « captagon ». Au départ, ce nom désigne un médicament composé de fénétylline (combinaison d’amphétamine et de théophylline) et utilisé pour traiter la narcolepsie et la dépression, jusqu’à son interdiction en 1986. En cause : la découverte d’effets secondaires entraînant des risques cardiovasculaires. « En parallèle, les gens ont réalisé que le captagon avait des effets euphorisants, ils l’ont utilisé pour autre chose que pour les indications thérapeutiques », explique le neurobiologiste Jean-Pol Tassin. Le médicament captagon était aussi consommé dans les années 1980 par des footballeurs, des rugbymen ou des cyclistes, pour améliorer leurs performances. « Mais ils se sont vite rendu compte que cela se détectait très facilement aux contrôles antidopages », ajoute le directeur de recherche émérite à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).

Aujourd’hui, ce que l’on appelle le captagon « n’est plus du tout le médicament que c’était à l’origine », précise le chercheur de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l’Union européenne basée à Lisbonne, Laurent Laniel, qui publiera à la fin du mois de juillet un rapport sur cette drogue pour l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies, organisme public en charge du recueil et de l’analyse des connaissances sur les addictions en France) « Ça garde le même nom parce que c’est une appellation commerciale, ça fait vendre sur les marchés de stupéfiants », avance le spécialiste de la géopolitique de la drogue.

Ce que l’on trouve aujourd’hui dans les comprimés de captagon ? Principalement de l’amphétamine, et « un mélange de substances, qui varie selon qui le fabrique et où, poursuit Laurent Laniel : caféine, théophylline, quinine, paracétamol… » Comme pour de nombreuses drogues de synthèse, pas de recette unique pour le captagon. Mais des effets, réels ou supposés, en apparence assez enviables : stimulation intellectuelle, amélioration des capacités physiques voire sexuelles, désinhibition, absence des sensations de faim et de douleur. Ces propriétés, proches de celles de la cocaïne mais dans des proportions moindres, font du captagon – dans l’acception moderne du terme – un supplétif idéal pour des combattants.

D’où vient le Captagon ?

En 2016, le rapport de l’UNODC (l’office des Nations unies contre la drogue et le crime) fait état de « grande quantités de cachets d’amphétamines appelés par le nom de marque « Captagon » saisis au Moyen-Orient entre mars 2014 et novembre 2015. » Plus précisément, « en 2013 et en 2014, la plupart de l’amphétamine saisie au Moyen-Orient semblait provenir du Liban et de Syrie. »

Carte des saisies de captagon au Proche-Orient par moyen de transport. En rouge les pays de provenance supposée du captagon, en bleu les destinations supposées de la drogue. Les flèches rouges représentent les saisies supérieures à 10 millions de cachets.
Carte des saisies de captagon au Proche-Orient par moyen de transport. En rouge les pays de provenance supposée du captagon, en bleu les destinations supposées de la drogue. Les flèches rouges représentent les saisies supérieures à 10 millions de cachets. UNODC/World Drug Report 2016

Les principaux laboratoires de synthétisation de l’amphétamine et de pressage du captagon ont d’ailleurs été démantelés au Liban, dans la plaine de la Bekaa, à l’est du pays. « Une région depuis longtemps rongée par les trafics de stupéfiants, et notamment de haschich et d’héroïne », rappelle le journaliste de France 24 Wassim Nasr.

A l’est de la Bekaa, on trouve la Syrie. Or, « le gouvernement syrien et les groupes rebelles s’accusent mutuellement d’utiliser du captagon », écrivait Reuters en 2014. Dans son article, l’agence de presse américaine cite aussi des officiels turcs et libanais qui ont remarqué une hausse de la production de captagon en Syrie. Mais à ce sujet, Laurent Laniel, qui envisage de consacrer un article spécifiquement à cette question, préfère rester prudent : « Il est possible, voire probable, que du captagon soit produit en Syrie, mais on n’a jamais saisi de laboratoires dans ce pays. »

Voici une retranscription d'une partie de l’article de Reuters, assez éclairant sur l’usage du captagon depuis le début du conflit en Syrie.

[…] Les médias gouvernementaux syriens mentionnent régulièrement la présence de pilules de captagon au milieu des armes lorsque les forces gouvernementales effectuent des saisies, capturent des rebelles ou prennent leurs bases.

Un membre des stups dans la ville de Homs déclare avoir observé l’effet du captagon sur les manifestants ou les combattants détenus pour interrogatoire : « On les frappe et ils ne ressentent rien. Beaucoup rigolent alors qu’ils prennent de gros coups. On laisse les prisonniers 48 heures sans les questionner pendant que les effets du captagon se dissipent, et du coup l’interrogatoire devient plus facile »

L’opposition rétorque que le gouvernement cherche à salir sa réputation, et affirme que seules les milices pro gouvernementales gèrent le trafic. […]

Un psychiatre affirme qu’il a traité des consommateurs de captagon dans sa clinique de Lattaquié, place forte du gouvernement : « L’usage du captagon et d’autres pilules a augmenté après la révolution, y compris parmi les civils, à cause des pressions économiques et psychologiques. »

Selon lui, le gouvernement exagère l’utilisation de captagon parmi les rebelles. Il ajoute qu’il est probable que les membres de l’Armée Syrienne Libre (ASL) comme les miliciens pro-régime en consomment, « surtout quand ils sont assignés à des gardes de nuit, ou envoyés sur de longues missions »

Dans un reportage d’Arte, Radwan Mortada, présenté comme spécialiste des questions jihadistes, affirme pour sa part que les milices consomment une partie du captagon, mais qu' « elles l’exportent aussi vers l’étranger […] Les gains leur permettent de financer leurs armes et leurs opérations militaires. » De leur côté, les journalistes de Reuters comme le scientifique Laurent Laniel affirment n’avoir aucune preuve que ce trafic de captagon serve effectivement à financer la guerre de Syrie, même si le doute est permis.

Ce qui est sûr, c’est que la petite pilule peut rapporter gros : « Le captagon est facile à produire, et il se dit que les bénéfices sont de l’ordre du facteur 20, voire du facteur 100 entre le prix de fabrication et le prix de vente, explique le neurobiologiste Jean-Pol Tassin. Donc c’est une manne financière non-négligeable, les pilules se vendent entre 5 et 20 dollars. »

Qui consomme le captagon ?

Les douanes françaises se rangent plutôt du côté de l’estimation basse du prix. Leurs saisies de janvier et de février 2017 représenteraient, selon leur communiqué, une prise de 1,5 million d’euros, pour 350 000 comprimés. « On a retrouvé le captagon dans des moules industriels venus du Liban, explique l’administration. Cela nous a fait tiquer, car ce n’est pas un pays connu pour sa production de moules industriels. On a aussi vu que le destinataire n’avait pas pignon sur rue, qu’il n’était pas spécialisé dans les moules industriels non plus. On a donc décidé de bloquer la marchandise, et d’effectuer un contrôle physique. »

Comme en témoignent les vidéos, la drogue est cachée dans la paroi des moules industriels. Après Paris, ceux-ci devaient transiter par Prague, puis par la Turquie. « C’est une méthode courante des trafiquants. Pour brouiller les pistes, on fait passer les cargaisons par plusieurs pays, détaille-t-on du côté des douanes françaises. Les marchandises qui viennent de l’Union européenne passent plus facilement les frontières. » Destination finale des 70 kilos de captagon interceptés à l’aéroport de Roissy : l’Arabie Saoudite.

Régulièrement les douanes saoudiennes interceptent de grandes quantités de cette drogue. La pétromonarchie serait le premier consommateur de cette substance : « Les derniers chiffres produits par l’administration du pays auxquels j’ai eu accès datent de 2014. Cette année-là, l’Arabie Saoudite a intercepté 100 millions de pilules », précise le chercheur du centre européen de contrôle des drogues et des addictions Laurent Laniel.

Un dignitaire d’une famille de trafiquants de la vallée de la Bekaa affirmait à Reuters en 2014 que le Koweït et les Emirats Arabes Unis étaient aussi de gros consommateurs. Mais aucun chiffre officiel ne vient corroborer cette affirmation : « La péninsule arabique est une sorte de trou noir de la connaissance des marchés de stupéfiant », déplore Laurent Laniel. Concernant le captagon, il explique que « les données épidémiologiques, sociologiques, tout ce qui permettrait de se faire une idée de l’état de ce marché, font défaut. Que sait-on de la consommation de cette drogue dans les pays du Golfe ? Rien. En tout cas pas grand-chose. »

Pourquoi l’appelle-t-on, à tort, « la drogue des jihadistes » ?

Le captagon serait donc consommé d’une part par les belligérants du conflit syrien, et d’autre part par les Saoudiens. Mais dans aucun des attentats islamistes ayant frappé l’Europe ces dernières années il n’y a eu de preuves de la consommation de captagon par les jihadistes.

L’association de cette drogue à la mouvance islamiste armée qui sévit sur le Vieux Continent a pris une nouvelle ampleur au moment de l’attentat de Sousse, en Tunisie, où 39 personnes avaient perdu la vie, en juin 2015. L’analyse médico-légale du corps du terroriste produite par le juge anti-terroriste tunisien précise qu’il avait bien consommé une drogue. Mais Laurent Laniel, qui s’est penché sur des extraits du document traduits par une commission d’enquête britannique, n’a relevé aucune référence explicite au captagon. « Cependant, j’ai trouvé une interview, publiée en avril 2016 dans Vanity Fair, d’un haut officiel tunisien anonyme, qui dit que les terroristes de Sousse et du Bardot avaient du captagon dans le sang. »

Une interview surprenante, selon le responsable de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies : « Je me demande bien comment des médecins légistes tunisiens ont pu arriver à cette conclusion. » Car le captagon est un nom générique pour toute une série de cocktails de stupéfiants - il est très compliqué d’affirmer avec certitude qu’il s’agissait bien de cette pilule, et pas juste d’amphétamines, par exemple. Pire, l’article attribue l’origine de ce captagon à la Syrie. Or, « il est scientifiquement impossible, sur la base d’analyse d’éléments prélevés sur un corps, de déterminer l’origine d’une drogue », explique Laurent Laniel.

Il n’en fallait pourtant pas plus pour que l’imaginaire collectif explique les atrocités commises par les terroristes par leur consommation de captagon - ou de drogues en général, puisque l’hebdomadaire Le Point avait par exemple avancé que les seringues retrouvées dans la chambre d’hôtel des terroristes du 13 novembre leur avaient servi à s’injecter des stupéfiants, ce qui était faux. « On se dit "ce n’est pas possible, ces gens-là n’ont pas pu faire ça de leur propre chef, sans être drogués" », observe Laurent Laniel « Je crois que ça vient de là, cette espèce de stupéfaction devant le sacrifice, devant ces gens qui en tuent d’autres en sachant qu’ils allaient mourir. »

« Je pense que c’est une façon de prendre ses désirs pour des réalités», abonde le spécialiste du jihadisme Wassim Nasr. « Les gens ont envie de croire que les jihadistes sont défoncés. Eh bien non, c’est beaucoup plus complexe, beaucoup plus dangereux. Un mec est bien plus déterminé quand il se fait exploser sobre que quand il le fait drogué. » Pour le journaliste de France 24, ce n’est pas une question de stupéfiants, mais bien d’idéologie : « Les terroristes sont drogués à Allah. »

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