Accéder au contenu principal
FRANCE

Racisme, viol et impunité : les rapports compliqués entre police et jeunes de banlieues

L'affaire Théo souligne une nouvelle fois la culture de l'impunité et des contrôles abusifs qui expliquent le fossé actuel entre la police et les jeunes issus des banlieues dites "sensibles".

À Aulnay-sous-Bois, la tension entre les forces de l'ordre et les habitants reste forte.
À Aulnay-sous-Bois, la tension entre les forces de l'ordre et les habitants reste forte. François Guillot, AFP
Publicité

C'était un soir de match de foot. À Drancy, au nord de Paris, Alexandre T. prend un dernier verre avec ses amis quand une voiture de police déboule dans son bloc d'immeuble, si typique des cités dortoirs de la banlieue parisienne. Sous l'emprise de l'alcool, le jeune homme aurait insulté les officiers de police qui l'embarquent et le conduisent au poste. Un peu plus tard, il atterrit à l'hôpital avec une plaie anale de 1,5 cm causée par une matraque télescopique. Du sang est retrouvé sur ses vêtements et dans la voiture. Sur le bout de la matraque, des traces d'ADN…

Seize mois plus tard, le jeune homme explique au tribunal de Bobigny, au nord-est de Paris, qu'il arrive que sa blessure se remette à saigner et qu'il souffre d'insomnies au point qu'il a aujourd'hui perdu son travail. Le procureur chargé de l'affaire a requis six mois de prison avec sursis pour le policier qui maniait la matraque pour "violences volontaires avec arme" sans retenir l'accusation de viol, arguant que l'incident avait bien une "connotation sexuelle" mais pas "un caractère sexuel". Dans son jugement, le tribunal a finalement rejeté la nuance lundi 20 février, statuant que "les faits sont de nature à entraîner une requalification criminelle" et que le policier devait être poursuivi pour viol.

L'avocate de la victime, Marie-Cécile Nathan, a accueilli avec soulagement la décision du tribunal, estimant que le procureur avait eu "tort" de rejeter l'accusation de viol. Elle a estimé que sa clémence initiale était révélatrice d'une tendance plus large de "sanctions disproportionnées" en cas de violence policière. "Les policiers commettant des abus sont punis, déclare-t-elle à France 24. Le problème, c'est que les condamnations reflètent rarement la gravité de leurs actes."

L'affaire Théo

Le calvaire d'Alexandre est passé largement inaperçu jusqu'à ce que l'affaire Théo occupe la une des médias français. À Aulnay-sous-Bois, à quelques kilomètres de Drancy, un jeune homme de 22 ans a été victime d'un incident similaire. Théo L. s'est retrouvé avec une plaie au rectum de 10 centimètres après une interpellation violente.

Dans son cas, tout a commencé par un contrôle d'identité. Un acte loin d'être banal et une source de méfiance entre jeunes issus des minorités visibles et la police. Une étude conduite par le CNRS a démontré qu'un Noir avait 11,5 fois plus de chances qu'un Blanc d'être contrôlé par la police, sept fois plus de chances pour une personne d'origine arabe. En novembre 2016, la Cour de cassation a condamné pour la première fois l'État en statuant "qu’un contrôle fondé sur l’apparence physique est discriminatoire et que c’est une faute lourde" ouvrant la voie à une réforme de ces contrôles d'identité.

Plusieurs militants affirment que ces contrôles ont bien souvent une dimension sexuelle, allant d'une fouille un peu trop appuyée à des cas plus rares comme ceux de Théo et Alexandre. Depuis 1999, la Cour européenne des droits de l'Homme a condamné à trois reprises l'État français pour des violences sexuelles commises par la police : un viol à l'aide d'une matraque, une fracture testiculaire et une tentative de viol oral. Dans les trois cas, la victime était un homme originaire d'Afrique du Nord.

Une "cérémonie de dégradation"

"La plupart des policiers font leur travail de manière consciencieuse mais d'autres agissent comme des petites frappes", explique Omer Mas Capitolin, un travailleur communautaire parisien qui s'occupe de jeunes brutalisés par la police. S'il reconnaît que des cas comme ceux de Théo et Alexandre sont rares, il estime tout de même que les abus sexuels sont "fréquents, voire réguliers". Il souligne que les palpations et les moqueries homophobes font partie d'une "cérémonie de dégradation" permettant d'assoir la domination de la police. Des pratiques pouvant avoir des conséquences désastreuses pour la santé physique et mentale des jeunes gens.

Affaire Théo en France : police - banlieue, le risque d'une rupture inéluctable ?

"C'est normal que la police fouille les individus suspects, dit-il à France 24. Mais ce n'est pas normal que la procédure inclue un coup dans les testicules, un doigt entre les fesses ou le fait d'exhiber les parties intimes du suspect. On parle ici d'enfants. Ils sont peut-être aussi grands que des adultes mais n'ont pas encore la maturité qui va avec. Ils peuvent être mal à l'aise avec la nudité, voire leur sexualité."

Même si ce genre d'abus cible généralement des personnes issus des minorités visibles, Omer Mas Capitolin assure que les jeunes blancs peuvent aussi être ciblés s'ils viennent dans le "mauvais" quartier ou traînent avec la "mauvaise" bande. "Des officiers vont lui demander ce qu'il fait avec des 'bamboulas' ou lui lancer des petites phrases du genre : 'attention, tu vas te transformer en singe'", raconte-il. Les propos de Luc Poignant, chargé de communication du syndicat Unité SGP Police faisant du terme "bamboula" un mot "à peu près convenable", mettent en évidence l'existence d'un racisme toléré au sein de la police.

La peur du système

Omer Mas Capitolin explique que la plupart des abus ne sont pas signalés par peur de subir des moqueries : "Ils ont peur de devenir 'celui qui a montré ses fesses aux flics' ou 'celui qui a eu une matraque dans le cul', raconte le travailleur communautaire. De plus, à qui devraient-ils se plaindre ? À la police ? Et finir avec une accusation d'outrage à agent ?"

Plusieurs associations de défense de droits de l'Homme travaillant dans les banlieues ont exprimé leurs craintes de voir l'affaire Théo restée impunie. Des craintes que l'enquête de l'IGPN, la police des polices, n'a pas apaisées. Ses premières conclusions estimaient que la pénétration de 10 cm de la matraque était peut-être "accidentelle". Quelques mois plus tôt, l'enquête embrouillée autour de la mort d'Adama Traoré décédé dans un commissariat de police avait déjà amplifié le sentiment d'une justice à deux vitesses incapable de protéger les minorités d'une police abusive.

Les affaires Théo et Adama ont attisé la crainte de nouvelles "émeutes des banlieues" à l'instar de celles qui avaient agité la France en 2005 après l'électrocution mortelle de Zyed et Bouna, deux jeunes de Clichy-sous-Bois, décédés dans un transformateur électrique alors qu'iIs fuyaient la police. Les deux officiers poursuivis dans cette affaire avaient quitté la scène du drame sans agir alors qu'un simple coup de fil aurait probablement permis de couper le courant et sauver les deux jeunes. Pourtant, au procès, le tribunal n'a pas retenu les charges de non-assistance à personnes en danger.

"Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient"
"Théo et Adama nous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient" Florence Richard

Sophie Body-Gendrot, chercheuse au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), spécialiste des émeutes de 2005 et de la police des banlieues, explique que les jugements sont en général davantage favorables aux policiers lorsqu'une affaire va jusqu'au tribunal. "C'est difficile de prendre des policiers sur le fait et leurs rapports sont souvent atténués par les avocats et la hiérarchie, détaille-t-elle à France 24. Par contraste, les jeunes des minorités visibles sont beaucoup moins enclins à s'exprimer devant des institutions dans lesquelles ils n'ont pas confiance. Et quand ils le font, ils sont souvent intimidés, confus et incohérent."

"Eux et nous"

Membre de la Commission nationale de déontologie sur la sécurité, Sophie Body-Gendrot rappelle que les "pommes pourries" à la une de tous les médias sont loin d'être représentatives de la totalité des forces de l'ordre. "La plupart des officiers sont très professionnels", note-t-elle, ajoutant qu'en raison de l'antagonisme croissant des jeunes dans les quartiers sensibles, les patrouilles sont "constamment visées et harcelées".

Avec des forces de l'ordre en tension permanente en raison de l'état d'urgence et de la menace du terrorisme, les syndicats de policiers se sont mis en colère face à la vague de critiques consécutives à l'affaire Théo. Répondant à une tribune de plusieurs artistes dans Libération, le syndicat Unité SGP a déclaré sur son site : "Savez-vous que des dizaines d'officiers de police sont attaqués et blessés chaque jour ? Savez-vous que des centaines d'officiers sont insultés et menacés chaque jour ? Savez-vous que des milliers d'officiers ne peuvent pas vivre dans le quartier où ils travaillent en raison des menaces sur leurs familles et leurs enfants ?"

Sophie Body-Gendrot explique que l'antagonisme entre police et minorités dans les quartiers populaires reflète une réticence à s'engager auprès des communautés locales : "Les nouvelles recrues ne s'engagent pas pour donner libre cours à leur racisme ou leur pulsions violentes. Ce n'est qu'une fois dans l'institution qu'une certaine mentalité se développe : 'eux et nous'. Les officiers ont l'impression – souvent à tort – que les habitants, les magistrats et les médias les méprisent. De temps en temps, ils craquent, verbalement ou physiquement, en particulier quand ils opèrent dans des petites unités loin de l'opinion publique."

Le gouvernement Jospin avait bien tenté en 1998 de créer une police de proximité pour une meilleure compréhension entre la police et les habitants. Mais elle a été supprimée en 2003 à l'initiative de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, qui avait une vision plus répressive des forces de l'ordre. À un officier qui avait organisé un tournoi de football dans un quartier défavorisé de Toulouse, l'ancien président avait notamment déclaré : "Vous n'êtes pas un travailleur social." La plupart des syndicats de policiers avaient approuvé la fin de cette police de proximité : "Ils n'aimaient pas l'idée d'être responsable devant la communauté locale, explique Body-Gendrot. La police de proximité n'aura jamais eu le temps de faire ses preuves."

"Les récépissés (de contrôle d'identité, NDLR) auraient protégé notre dignité et notre droit essentiel de circuler librement dans l'espace public, sans être constamment harcelés", estime Omer Mas Capitolin, jugeant que le volte-face de Hollande s'explique par le fait que les banlieues n'ont "aucune foi dans les politiques". Une autre promesse rompue par le président est celle d'autoriser les étrangers à voter lors des élections locales. Pour certains, il s'agit là d'une preuve supplémentaire du délaissement des banlieues par les politiciens.

Il reste maintenant moins de deux mois à l'administration sortante pour changer les choses. Cependant, Sophie Body-Gendrot doute que le gouvernement prendra dans les prochains mois des mesures concrètes, comme améliorer l'entraînement et la supervision des policiers ou déployer les personnes les plus chevronnées là où elles sont le plus nécessaires. "Le poids des syndicats policiers fait que des jeunes officiers continueront d'être déployés dans les quartiers sensibles qu'ils ne connaissent pas, explique-t-elle. Malheureusement, les banlieues ne sont tout simplement pas un enjeu électoral."

Le résumé de la semaineFrance 24 vous propose de revenir sur les actualités qui ont marqué la semaine

Emportez l'actualité internationale partout avec vous ! Téléchargez l'application France 24

Partager :
Page non trouvée

Le contenu auquel vous tentez d'accéder n'existe pas ou n'est plus disponible.