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CENTENAIRE 14-18

Mon arrière-grand-père, cet artilleur de Verdun que je ne connaissais pas

Dans la mémoire collective, on dit souvent "qui n'a pas fait Verdun n'a pas fait la guerre". J'ai voulu vérifier ce dicton en enquêtant sur les poilus de ma famille et en sortant de l'oubli l'histoire de mon arrière-grand-père durant la bataille.

Une carte postale "Souvenir du 35e régiment d'artillerie de Vannes" avec un soldat non identifié
Une carte postale "Souvenir du 35e régiment d'artillerie de Vannes" avec un soldat non identifié Collection personnelle Stéphanie Trouillard
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Cela fait maintenant plusieurs années que je m’intéresse à la Première Guerre mondiale et pourtant je n’étais encore jamais allée à Verdun, un nom qui symbolise à lui seul ce conflit. Comme le reste de ma famille, je pensais qu’aucun de mes ancêtres n’avait pris part à cette sanglante bataille, qui a eu lieu de fin février à mi-décembre 1916. Dans la mémoire collective française, on considère pourtant que la plupart des poilus y ont participé.

En remontant ma généalogie, j’ai voulu en avoir le cœur net. Aux archives départementales du Morbihan, d’où est originaire toute ma famille, j’ai consulté le parcours militaire de mes arrières-grands-pères et je me suis vite rendu compte que j’avais tort. Deux d’entre eux ont porté l’uniforme durant la Grande Guerre et l’un a bien "fait Verdun". Il s’agit de mon arrière grand-père maternel, Louis Gondet. Je ne l’ai pas connu, il est mort exactement 30 ans avant ma naissance, en 1953. Il n’a d’ailleurs pas eu la chance de prendre dans ses bras ses petits-enfants. Ils sont tous nés après son décès. Cela explique peut-être pourquoi, pour notre génération, son histoire était jusqu’à présent complètement inconnue. Dans les armoires de famille, nous n’avons retrouvé aucune médaille, aucune lettre, aucune photo qui auraient pu nous éclairer sur son passé de combattant.

Le 35e régiment d'artillerie de campagne de Vannes

"Mourir en chantant"

Pour reconstituer sa vie de poilu, je ne peux me fier qu'à sa fiche militaire, dite "matricule". C’est sur celle-ci que j’apprends que Louis, né en 1887 à Bohal, mesurait 1 m 68, qu’il avait les cheveux châtains, les yeux gris, le front large, un visage ovale, une cicatrice à la joue droite, et surtout qu’il faisait partie du 35e régiment d’artillerie de campagne (35e RAC) de Vannes, présent lors de la bataille de Verdun.

Son régiment se trouve en Champagne lorsqu'éclate l'offensive allemande contre cette région fortifiée de l'est de la France, le 21 février 1916. À cette date, mon arrière grand-père et ses camarades ont déjà eu leur lot de combats, que ce soit dans les Ardennes, dans la Marne ou dans la Somme. Le régiment, qui a pour devise "Mourir en chantant", s’est déjà distingué à plusieurs reprises et très rapidement, il est appelé en renfort à Verdun.

Dès le 30 mars, il prend position dans le secteur de Douaumont, exposé aux plus violents bombardements ennemis. Le poste de commandement est basé dans l’ouvrage de Froide-Terre, à 345 mètres d’altitude, tandis que les artilleurs s’installent au Sud, dans le ravin des Vignes. Le 35e RAC doit alors appuyer l’infanterie et répondre aux tirs de l’artillerie allemande. Sur sa fiche, je lis que mon arrière grand-père était membre de la 5e batterie. Comme me l’explique Franck Mathieu, un ancien sous-officier du 35e Régiment d’artillerie parachutiste, héritier du 35e RAC, chaque régiment est à l’époque composé de trois groupes de trois batteries : "Une batterie regroupait quatre pièces d’artilleries, des canons de 75 millimètres, soit 36 canons au total pour tout le régiment".

Amicale des anciens du 35e RAP

 

"On ne fait plus guère attention aux obus qui tombent à droite ou à gauche"

En parcourant le journal de marche de la 5e batterie, je me rends compte avec effroi de l’intensité du pilonnage. Tous les jours, ce sont des tirs en continu. Le 2 avril, il est ainsi noté dans le compte-rendu de la journée : "Le ravin en arrière de la batterie reçoit de nombreux obus lacrymogènes. Le soir, attaque allemande au sud-est du fort de Douaumont. La batterie tire sur une batterie ennemie, 300 coups". Cinq jours plus tard, la cadence ne faiblit pas : "Activité de l’artillerie le soir surtout à notre droite. À 23 h, l’infanterie demande un tir de barrage. Consommation de la journée 500 coups".

Pour Franck Mathieu, il est très difficile d’imaginer le bruit généré par un tel déluge de feu. "Un canon de 75 pouvait tirer en moyenne 20 obus à la minute, soit 720 obus pour l’ensemble d’un régiment. Lors de la bataille de Verdun, il y a eu une moyenne journalière de 100 000 obus et cela pouvait atteindre 200 000 lors des préparations d’artillerie. Au total, on estime qu’il y a eu entre 56 et 60 millions d’obus tirés depuis les deux camps", décrit-il. "Cela devait être effroyable. La grand-mère de mon père racontait que quand les combats se sont déclenchés, ils entendaient un grondement en continu, comme s’il y avait un orage à l’horizon, alors qu’ils habitaient à 90 km".

Sur le terrain, s'ajoute au vacarme assourdissant la peur omniprésente. Même si dans l’infanterie, on les considère bien souvent comme des planqués qui ne partent pas à l’assaut des tranchées adverses, les artilleurs, grands oubliés des livres d’histoire, sont aussi exposés au feu ennemi. Dans ses carnets de guerre, Alfred Bonnaud, du 35e RAC, raconte ce quotidien d’une "sauvagerie intégrale". En avril 1916, cet adjudant-chef a pour mission de ravitailler continuellement en munitions la 1re batterie depuis "l’échelon" situé quelques kilomètres en arrière, où était stocké le matériel : "Tout cela est bombardé en permanence. On passe quand même. On ne fait plus guère attention aux obus qui tombent à droite ou à gauche.(…) Je me souviendrai toujours de la nuit où ma colonne de caissons fut immobilisée (…) La pluie d’obus a continué autour de nous toute la nuit. Aucun d’eux ne nous est tombé dessus. Nous sommes vernis, comme disent les poilus".

L'artillerie à Verdun dans les archives de la Bibliothèque de documentation et d'information contemporaine

Trois mois au total à Verdun

En lisant ce témoignage, je m’interroge sur le rôle de Louis, mon arrière-grand-père. Quelle était sa fonction dans sa batterie ? Je sais qu’il était artisan, charron de profession, c’est-à-dire qu’il fabriquait les roues de charrette en bois. J’en déduis que sur le front, sa compétence a dû être utilisée au service du régiment. "On peut très bien l’imaginer", me répond Franck Mathieu. "Le charron est celui qui s'occupait de l'entretien et de la réparation des charriots tractés par les chevaux. Ces charriots servaient à l'approvisionnement en munitions, en matériels divers et pour la construction d'abris, pour l’alimentation des hommes et pour le fourrage des animaux, et aussi, parfois, pour évacuer les morts et les blessés". Preuve que mon intuition est sans doute la bonne, je découvre sur sa fiche que mon arrière grand-père a été blessé au thorax en octobre 1917, écrasé par les roues d’un charriot de parc d’artillerie alors qu’il était en service commandé. Un comble pour un charron.

Mais avant cet accident, Louis doit encore supporter pendant de longs mois en 1916 les combats de Verdun. Le 35e RAC y reste en position jusqu’au 23 avril avant d’être relevé. Au cours de ces quatre semaines, 35 artilleurs ont perdu la vie. Fin octobre, le régiment breton est rappelé de nouveau dans ce secteur de la Meuse. Positionné près du fort de Tavannes, il soutient notamment l’attaque victorieuse contre le fort de Vaux le 2 novembre, puis prend part dans le secteur de Hardaumont-Bezonvaux à la mi-décembre à la grande offensive qui marque la fin de la bataille de Verdun. Léon-Antoine Dupré, un jeune engagé volontaire de 19 ans, affecté à la 1re batterie, décrit alors le champ de bataille après 10 mois de combats dans les lettres qu’il adresse à sa famille : "Je suis très sale, de la boue, jusqu’aux genoux. Il fait très froid et du brouillard qui vous pénètre jusqu’aux os. Ce n’est pas gai. (…) Le terrain est bouleversé par les obus, et partout des cadavres, beaucoup de cadavres datant de l’attaque de février dernier et nous sommes en décembre".

"Comment le raconter ?"

Comme son camarade de régiment, mon arrière-grand-père a vécu dans le froid, la peur et a été le témoin des mêmes horreurs. Même si cela s’est déroulé il y a un siècle, j’ai du mal à comprendre pourquoi ma famille n’a jamais entendu parler de son histoire. Lorsqu’il a été enfin démobilisé en 1919, cinq ans après son départ pour le front, a-t-il raconté à ses proches sa "bataille de Verdun" ? A-t-il préféré se taire par respect pour son frère Joseph qui, lui, n’est pas revenu, tombé cette même année 1916 sur le front d’Orient ? S’est-il seulement confié un jour à son fils, mon grand-père ? Je ne le saurai jamais. En tout cas, selon Nicolas Czubak, professeur d'histoire-géographie détaché au Mémorial de Verdun, beaucoup de poilus ont choisi de garder le silence: "La société n’était pas aussi bavarde que maintenant. Il était rare que les hommes se montrent en situation de fragilité. Et puis, comment le raconter aux gens ? À l’arrière, la population était conditionnée par la propagande et imaginait de beaux morts, des soldats français avec leur baïonnette heureux de périr pour la France. Il y avait un tel contraste avec la réalité qui faisait que les poilus préféraient n’en parler qu’entre eux".

Cent ans après, ce spécialiste de la Grande Guerre me conduit à l’entrée du ravin des Vignes, situé près du village détruit de Fleury-devant-Douaumont. Les arbres ont repoussé, mais la boue colle toujours sur ce sol à jamais éventré par les bombardements. Les trous d’obus sont les cicatrices éternelles de cet acharnement guerrier. En ce mois de février 2016, il fait toujours aussi froid à Verdun, mais ce n’est pas la température qui me fait frissonner. Mes pas foulent enfin ce bout de France, bien loin de sa Bretagne, où pendant des semaines, mon ancêtre a vécu ce qui doit se rapprocher le plus de l’enfer sur Terre. Cent ans après, je peux enfin le dire : "J’ai suivi ta trace grand-père Louis et je t’ai écouté. Désormais, tes enfants savent".

Sur les traces de mon arrière grand-père à Verdun dans les archives de la BDIC

Pour consulter plus de photographies des archives de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) : cliquez ici.

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